Avant même d'être sorti du cocon utérin, le
bébé perçoit les subtilités du langage humain. Avec une préférence
marquée pour la voix de sa mère.
Ils sont douze , garçons et filles. Agés de 3 jours en moyenne,
et prêts à découvrir le monde. Dans le laboratoire de recherche où
leurs parents les ont amenés, les adultes ont organisé un petit jeu.
Leur but : étudier si les bébés, dès la naissance, sont capables de
coordonner les informations qu'ils reçoivent par perception visuelle
et par perception tactile. Au sortir de cette étude, la réponse sera
sans équivoque : c'est oui. Les nouveau-nés humains "voient" avec
leurs mains autant qu'avec leurs yeux.
Menée il y a quelques mois par Arlette Streri et Edouard Gentaz,
psychologues du CNRS au laboratoire de cognition et développement de
l'université Paris-V, cette étude s'appuie sur un fait bien connu :
à peine né, le nourrisson réagit à toute nouvelle situation en
l'explorant plus longuement que celles qu'il connaît déjà.
L'expérience se déroule en deux phases. Dans la minuscule main
droite, on place tout d'abord un petit objet : soit un prisme, soit
un cylindre. "Dès que le nourrisson le lâche, l'expérimentateur
le lui remet dans la main jusqu'à ce qu'il "s'habitue" à la forme de
l'objet ", expliquent les chercheurs.
"Dans la deuxième phase, on présente à la vue du nourrisson
les deux objets côte à côte pendant 60 secondes. La mesure du temps
de regard pour chaque objet montre que celui qui a été préalablement
tenu par la main droite retient moins longtemps l'attention visuelle
du nourrisson que celui qui n'a pas encore été exploré au
toucher."
Le comportement visuel de douze autres nouveau-nés a également
été testé, sans qu'ils aient tenu un objet dans leur main : cylindre
ou prisme, ils regardent alors autant l'un que l'autre. Ce qui
démontre que l'objet qui a été exploré préalablement par le toucher
est familier au nourrisson, contrairement à l'autre, perçu comme
nouveau.
Quoi de plus naturel, pensera-t-on ? Pourquoi s'étonner que le
cerveau d'un petit d'homme, fût-il âgé de 3 jours, puisse effectuer
un tel "transfert intermodal", c'est-à-dire appréhender un objet par
un sens ou un autre (vision, audition, toucher) pour en tirer les
mêmes propriétés ? C'est oublier un peu vite que cette "évidence"
est récente. Et que les bébés de 1 mois, 3 mois et même plus étaient
considérés par le plus grand nombre, il y a encore quelques
décennies, comme des tubes digestifs tout juste bons à brailler,
téter, dormir - bref : juste bons à grandir.
Sous l'impulsion conjointe des cognitivistes, des pédiatres ou
pédopsychiatres, des puéricultrices... et des parents, la perception
que nous avons des nouveau-nés a, aujourd'hui, radicalement changé.
Et il faut s'en réjouir. Pour eux, sans aucun doute. Mais aussi pour
la science, à laquelle ils n'ont jamais tant appris. Notamment en ce
qui concerne le langage humain, dont ils perçoivent les subtilités
pratiquement dès leur sortie du ventre maternel.
"A la naissance, le bébé entend très bien", rappelle le
pédiatre Julien Cohen-Solal. "Il a même une perception auditive
considérable. On entend souvent des mères dire : "Mon bébé est
nerveux, il tressaute au moindre bruit ou quand on claque la porte."
Mais c'est normal ! Le bébé n'est pas nerveux du tout : il a un
système nerveux tout neuf et il entend particulièrement bien."Si
bien, même, que ses capacités de perception de la parole, à peine
né, défient presque l'entendement.
Au commencement était le verbe ? Pour les chercheurs du
laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique du CNRS
(Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris), la
chose est entendue de longue date. Sous l'impulsion de son
directeur, Jacques Mehler, cette équipe a accumulé au cours des
quinze dernières années des résultats ahurissants. Là encore, leur
méthode d'observation, dite de "succion non nutritive", se fonde sur
le fait que tout événement perçu comme une nouveauté par un tout
jeune bébé va induire chez lui une réaction - en l'occurrence, une
augmentation du taux de succion de la tétine qu'on lui a attribuée.
Munie d'un capteur de pression relié à un dispositif
d'enregistrement, celle-ci fournit ainsi de précieux renseignements
sur le niveau d'intérêt des nouveau-nés aux stimuli verbaux.
Grâce à ces travaux et à ceux de quelques autres équipes dans le
monde, on sait désormais que le nourrisson, dès les premiers jours
de sa vie, fait parfaitement la différence entre sa langue
maternelle et les autres. Plus incroyable encore : il distingue sans
peine deux langues étrangères, tels le français du russe, l'anglais
de l'italien ou le néerlandais du japonais ! Si les subtilités de la
phonétique lui échappent encore, il possède en effet une extrême
sensibilité à la prosodie de la langue - autrement dit à tout ce qui
se réfère à la syllabe, à l'accent tonique, aux tons, au rythme et à
l'intonation de la parole.
Ainsi, à 3 jours, reconnaît-il des syllabes proches, comme "r" et
"l", ou "pah" et "bah". Ce que les adultes eux-mêmes ne savent pas
toujours entendre (les Japonais sont pratiquement incapables de
reconnaître le "r" du "l"), ce que les systèmes automatiques de
reconnaissance de la parole peinent à reproduire est pour lui aussi
naturel que de salir ses premières couches !
Avant la fin de sa première année, une partie de cette aptitude
aura déjà disparu : le petit d'homme n'aura conservé que les
distinctions pertinentes à la langue qui l'entoure, et commencera
d'effectuer des discriminations situées à un niveau supérieur, celui
des mots.
En attendant cette évolution - cette restriction ? -, quelle
virtuosité dans sa perception des langues ! Et quelle plasticité
dans ce petit cerveau, si précocement équipé pour entendre la parole
! Car il s'agit bien d'une spécialisation, doublée d'une mémoire de
la langue maternelle. Pour le vérifier, des chercheurs du CNRS, de
l'Inserm, du CEA et de l'AP-HP n'ont pas hésité à soumettre des
bébés de 2 mois (14 filles, 6 garçons) au verdict de l'imagerie par
résonance magnétique (IRM). Leur but : visualiser in situ les zones
cérébrales activées par l'écoute de leur langue maternelle.
Conduite à l'hôpital Necker-Enfants malades (Paris) sous la
houlette de la psychologue de l'enfant Ghislaine Dehaene-Lambertz,
cette étude, publiée dans la revue Science (datée du 6
décembre 2002), était, en France, la première du genre. Et tout
porte à croire qu'il y en aura d'autres, tant le cerveau du
tout-petit semble se prêter au jeu.
"Les images des activations cérébrales des nourrissons ont été
collectées tandis qu'était diffusé, alternativement toutes les 20
secondes, l'enregistrement sonore d'une histoire lue par une voix de
femme, suivi de silence pendant la même durée", détaillent les
chercheurs. Particularité de l'expérience : la bande sonore était
passée dans le sens de lecture normal, mais aussi dans le sens
inverse - allant ainsi à l'encontre des propriétés universelles du
langage humain.
Résultat : comme chez l'adulte, l'hémisphère gauche s'active plus
que le droit lorsque bébé écoute, et plus encore lorsque la bande
défile à l'endroit. On constate de plus que certaines zones
impliquées dans les processus de mémorisation, tel le gyrus
angulaire (mémoire des mots), ne sont pas stimulées par la version
inversée, alors qu'elles le sont à l'écoute normale de leur langue
maternelle. Preuve par l'IRM est faite : les réseaux cérébraux du
langage humain sont en place bien avant que l'enfant ne prononce ses
premiers mots.
Détail troublant, toutefois : élargissant les expériences menées
sur les capacités des nouveau-nés à distinguer deux langues
étrangères, les psycholinguistes français ont découvert, en
collaboration avec des primatologues américains de l'université
Harvard (Massachusetts), que nos chers poupons partageaient cette
aptitude... avec les singes tamarins adultes !
"Non seulement les tamarins sont capables de distinguer le
néerlandais du japonais, mais ils éprouvent les mêmes difficultés
que les nouveau-nés lorsque la parole est jouée à l'envers",
précise Franck Ramus (EHESS).
Nos capacités de perception de la parole ont-elles évolué à
partir des propriétés du système auditif ancestral des primates,
rendant plus ardue encore la définition du "propre de l'homme"? Même
si les aspects universels de cette perception sont partagés avec les
tamarins, l'usage que feront les deux espèces de ce traitement
auditif reste fondamentalement différent.
Rassurons-nous : singes et bébés peuvent bien entendre
pareillement le langage des hommes, seuls ces derniers s'en
serviront naturellement pour apprendre la phonologie, la syntaxe et
le lexique de leur langue maternelle. En un mot : pour leur donner
du sens. A condition que le bain de paroles dans lequel ils nagent
dès la naissance soit accompagné d'un investissement affectif, sans
lequel il ne peut y avoir de bon développement du langage.
Catherine Vincent