Extraits d'un entretien avec Anne-Marie Chartier (INRP)

publié dans XYZep, Mars 2008

Anne-Marie Chartier: Dans le débat de 2006 sur les méthodes de lecture, les scientifiques ont condamné la méthode globale, assimilée à une méthode idéo-visuelle, avant d’admettre que l’important était la médiation phonique systématique, que l’on parte des unités signifiantes (mots, phrases) pour aller vers les unités non signifiantes (correspondances grapho-phoniques, syllabes) ou qu’on procède en sens inverse. N’aurait-on pas pu éviter des malentendus ?

Franck Ramus: La terminologie n’est pas claire ! Peut-être est-ce dû au fait que les chercheurs utilisent une acception anglaise du mot « global », alors que les pédagogues français utiliseraient une acception plus nationale. Mais au cours du débat les pédagogues qui se sont exprimés ont eux-mêmes semé le trouble en disant à la fois que les méthodes globales n’étaient plus utilisées en France, et qu’elles enseignaient les correspondances graphèmes-phonèmes (et donc étaient universellement répandues). Les débats purement terminologiques n’ont pas grand intérêt. Néanmoins, je reste étonné qu’on veuille qualifier de « globales » des méthodes qui enseigneraient systématiquement toutes les relations graphèmes-phonèmes au cours du CP. Si on voulait semer la confusion dans les esprits, on ne s’y prendrait pas autrement.

AMC: Dans son livre Les neurones de la lecture, S. Dehaene reprend ses allégations d’inefficacité de la méthode globale (p. 298) en faisant comme si les débats américains des années 1950 étaient aussi des débats français et conclut « comment enseigner la lecture » en fixant même une progression d’apprentissage des phonèmes qui ne s’appuie sur aucune référence scientifique. N’est-ce pas sortir de son aire de compétence ?

FR: Franchement, ce que je connais des débats aux Etats-Unis ne me paraît pas très différent des débats français. Je soupçonne que par ce type d’arguments on tente d’éliminer un peu vite les recherches américaines et de faire croire que rien de ce qui se fait là-bas ne s’applique ici. Par méthodes globales, Stanislas Dehaene entend « les méthodes qui n’enseignent pas systématiquement toutes les relations graphèmes-phonèmes au CP ». Moyennant cette précision, ce qu’il en dit me paraît correct. Son choix terminologique a le tort d’être différent de celui des pédagogues français, et il aurait pu prendre une page pour l’expliquer. Mais il a l’avantage d’être plus proche du sens compris par le grand public, et donc de son lectorat. Au risque de raviver les débats. Les résultats scientifiques dont les chercheurs font état sont un minimum vital à ne pas ignorer, mais n’indiquent pas les paramètres précis d’une méthode optimale. La progression proposée par Dehaene est à prendre comme une simple proposition, basée sur quelques considérations psycholinguistiques et sur du bon sens. Sa plus grande efficacité qu’une autre progression serait bien sûr à évaluer. 

AMC: Le rapport de l’IGEN de 2006 sur la mise en œuvre de la politique éducative de l’apprentissage de la lecture indique que seuls 3 % des maîtres n’ont pas commencé l’enseignement des relations graphèmes-phonèmes lors de la quatrième semaine du CP. Est-ce la fin d’un débat ?

FR: Pas sûr. Ce chiffre de 3 % me paraît peu crédible, eu égard d’une part au contexte du rapport (il fallait rassurer le ministre sur le fait que sa politique était suivie d’effet), d’autre part à la fréquence des observations informelles rapportées aussi bien par des inspecteurs que par les parents. Ces observations font état de nombreuses classes où l’enseignement des correspondances graphèmes-phonèmes ne démarre pas avant novembre voire décembre, et où les enfants jouent encore aux devinettes à Noël. J’aimerais bien voir des données objectives sur le sujet. Malheureusement je ne vois pas quel service de l’Éducation nationale aurait intérêt à les produire. En tout état de cause, quand bien même ils ne seraient que 3 %, cela ferait quand même environ 24 000 élèves, et leur sort me préoccupe.

AMC: Certains pédagogues insistent sur l’efficacité des effets des savoirs acquis dans les activités d’écriture pour apprendre à lire (activités graphiques, dictées à l’adulte, copies, situations de production de texte aidée, individuelle ou en interaction…). Qu’en pensez-vous ?

FR: Tout le monde est d’accord pour dire que les activités d’écriture sont un bon complément aux activités de lecture. Je serais plus réservé quant à l’idée de substituer entièrement des activités d’écriture à l’enseignement systématique des relations graphèmes-phonèmes parce que je ne connais aucune preuve de l’efficacité d’une telle démarche. Je suis également perplexe par rapport aux activités d’écriture qui incitent les enfants à écrire des mots dont ils ne connaissent pas l’orthographe (ou les graphèmes), ce qui les conduit à produire (et à voir) des formes incorrectes. On peut craindre que cela rende plus difficile l’apprentissage de l’orthographe correcte de ces mots. Mais on ne peut pas l’affirmer, pas plus que le contraire, encore une fois parce que cela n’a pas été évalué. Plus généralement, on ne peut se contenter d’affirmer l’excellence d’une méthode ou sa supériorité par rapport à d’autres sans évaluer et comparer expérimentalement l’efficacité des pratiques proposées. Pourquoi l’INRP ne le fait-il pas ? Cela ne fait-il pas partie des missions des chercheurs en sciences de l’éducation de valider scientifiquement les théories qu’ils proposent ?


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