Un point de vue scientifique sur l’enseignement de la lecture
[version intégrale d’une lettre au Monde de l’éducation, mars 2006]
Dans le débat sur " les méthodes de lecture ", la Science a bon dos. Invoquée à la fois par le Ministre de l’Education Nationale et par ses opposants, elle semble se plier aux différents points de vue. Pourtant, après maints débats alimentés de citations tronquées, les nuances d’un point de vue qui vise à l’objectivité scientifique n’ont toujours pas réussi à se faire entendre. Il nous paraît donc important de clarifier ce que les recherches scientifiques permettent (ou pas) de dire.
Tout d’abord, nous affirmons avec force que la question de l’efficacité comparée de différentes pratiques pédagogiques est une question qui peut et qui doit être abordée de manière scientifique. En médecine il est devenu un lieu commun que l’approche scientifique, et elle seule, permet de déterminer lequel de deux traitements est le plus efficace (en comparant statistiquement leurs effets sur deux groupes de patients suffisamment nombreux). Il en est de même dans le domaine de l’éducation. Les enseignants ont une expérience incomparable des enfants et de leurs propres pratiques, et ils en tirent parfois des idées novatrices, mais ils ne sont pas en position (pas plus que les médecins traitants) d’évaluer de manière objective l’efficacité de leurs pratiques. Si leurs observations et leurs idées sont une source irremplaçable qui doit alimenter et enrichir la recherche scientifique, seule cette dernière, en menant des études rigoureusement contrôlées, est en mesure de déterminer avec certitude quelles pratiques sont objectivement les meilleures.
Que dit donc la recherche scientifique sur les méthodes d’enseignement de la lecture?
Tout d’abord deux précisions. Si les
recherches que nous
citons
sont essentiellement anglophones (car beaucoup plus nombreuses), elles
incluent également quelques études francophones dont les résultats vont
globalement dans le même sens. Deuxièmement, les mots
"syllabique"
et "globale" ne font pas partie du vocabulaire scientifique car trop
ambigus. Les recherches se sont plus précisément attachées à comparer
l’efficacité des méthodes en fonction de l’importance accordée au
déchiffrage (des lettres en sons, ou plus précisément des graphèmes en
phonèmes) : le déchiffrage est-il enseigné ou non, de manière
systématique ou pas, précocement ou pas ? Les résultats sont
les
suivants :
Les programmes de 2002 tiennent-ils compte de ces résultats?
Ils s’en sont largement inspirés, ce qui est déjà un progrès considérable. Pourtant, après un long passage explicitant l’enseignement du déchiffrage, vient un paragraphe plus ambigu : "On considère souvent aujourd'hui que [les méthodes globales comportent] plus d'inconvénients que d'avantages […] On peut toutefois considérer que la plupart de ces méthodes […] parviennent aussi à enseigner […] les relations entre graphèmes et phonèmes. Il appartient aux enseignants de choisir la voie qui conduit le plus efficacement tous les élèves à toutes les compétences fixées par les programmes ". Ainsi, les programmes sont globalement compatibles avec les connaissances scientifiques, mais un court passage laisse la porte ouverte à toutes les méthodes.
Y a-t-il donc lieu de décréter l’état d’urgence?
Probablement pas. Il semble qu’une grande majorité de professeurs des écoles enseignent effectivement le déchiffrage dès le début du CP, et la plupart des manuels publiés respectent l’esprit des programmes. Néanmoins, il faudrait à tout prix éviter que dans une minorité de classes les enfants perdent les premières semaines voire les premiers mois du CP à faire semblant de lire en devinant les mots. Pour cette raison, une clarification des programmes serait utile, tout comme le suivi de leur mise en application effective, en relation avec les personnels des IUFM et des différents corps d’inspection.
Faut-il donc revenir aux vieilles méthodes enseignant exclusivement le B-A-BA de manière répétitive et dénuée de sens?
Certainement pas. Sur ce point nous rejoignons largement l’avis du monde enseignant pour dire que les méthodes qui, dans l’état actuel de l’art, semblent optimales, initient l’enfant non seulement au déchiffrage, mais également à la morphologie, à la syntaxe, à la compréhension de textes ayant un sens, ainsi qu’à l’écriture. Simplement, le déchiffrage doit être présent dès le début du CP.
Peut-on espérer d’une telle réforme l’éradication de l’illettrisme?
L’obligation d’enseigner le déchiffrage dès le début du CP serait un net progrès pour la minorité d’enfants qui actuellement n’en bénéficieraient pas. Cela réduirait sans doute marginalement l’illettrisme, sans pour autant l’éradiquer. Les causes de l’illettrisme sont multiples, incluant de nombreux facteurs socio-culturels et une faible maîtrise de la langue orale. L’école (notamment maternelle) a un rôle important à jouer à ces niveaux aussi. Quant à la dyslexie, elle concerne un groupe très minoritaire d’enfants souffrant d’un trouble spécifique de l’apprentissage de la lecture, pour qui l’enseignement précoce du déchiffrage est aussi bénéfique, à défaut d’être réellement curatif.
L’évaluation scientifique des méthodes et pratiques remet-elle en cause la liberté pédagogique des enseignants ?
Dans l’état actuel des connaissances,
les données
scientifiques
ne conduisent qu’à une seule recommandation forte: enseigner
systématiquement et précocement le déchiffrage, en parallèle avec les
autres compétences langagières. Cela laisse toute latitude aux
enseignants pour déterminer les modalités de cet enseignement.
Néanmoins, les études scientifiques dont nous avons fait état
n’explorent qu’une infime partie des paramètres sur lesquels on
pourrait jouer pour améliorer encore l’enseignement de la lecture. La
recherche scientifique appliquée à l’éducation doit donc encore être
développée et soutenue. Toutes les pratiques pédagogiques en vigueur à
l’école sont largement perfectibles, encore faut-il disposer d’études
fiables pour fonder les évolutions.
Franck Ramus, Chargé de Recherches au
CNRS
Séverine Casalis, Maître de Conférences à l'Université Lille 3
Pascale Colé, Professeur à l’Université de Savoie
Alain Content, Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
Jean-François Démonet, Directeur de Recherches à l’INSERM
Elisabeth Demont, Professeur à l’Université de Strasbourg
Jean Ecalle, Maître de Conférences à l’Université Lyon 2
Jean-Emile Gombert, Professeur à l’Université Rennes 2
Jonathan Grainger, Directeur de Recherches au CNRS
Régine Kolinsky, Chercheur qualifié du FNRS, Communauté française de
Belgique
Jacqueline Leybaert, Chargée de Cours à l’Université Libre de Bruxelles
Annie Magnan, Professeur à l’Université Lyon 2
José Morais, Professeur à l'Université Libre de Bruxelles
Laurence Rieben, Professeur à l'Université de Genève
Liliane Sprenger-Charolles, Directrice de Recherches au CNRS
Sylviane Valdois, Directrice de Recherches au CNRS
Pascal Zesiger, Professeur à l'Université de Genève
Johannes Ziegler, Directeur de Recherches au CNRS
Quelques réactions
intéressantes à ce texte:
La suite du débat:
Nous avons écrit un nouveau texte collectif en
Octobre 2006 pour faire une mise au point.
Pour en savoir plus
Le site Education
& Devenir reproduit un long débat
sur les
méthodes de lecture entre différents chercheurs (Franck
Ramus,
Roland Goigoux, Jean-Emile Gombert, Liliane Sprenger-Charolles,
Jonathan Grainger...).
L'article
de Liliane Sprenger-Charolles et Pascale Colé qui explique
dans les
plus grands détails les résultats des études d'efficacité des
différentes méthodes.
Le site du National Reading
Panel
sur lequel on peut télécharger le rapport
(en anglais) dans lequel figure une méta-analyse de plusieurs dizaines
d'études scientifiques comparant l'efficacité de diverses méthodes
d'enseignement de la lecture. C'est la base principale des 5
conclusions que nous énumérons ci-dessus.
Les programmes de 2002 pour le CP (voir section 2 - lecture) : version html version pdf
L'Observatoire National de la Lecture et notamment son dernier rapport sur l'apprentissage de la lecture.