Le cognitivisme veut-il la peau de la psychanalyse ?

Dans leurs récents articles[1], ainsi qu’au cours d’un meeting « pour la psychanalyse et contre le cognitivisme »[2], Jacques-Alain Miller et Elisabeth Roudinesco s’en prennent violemment aux sciences cognitives, les accusant d’être responsables de tous les maux de la société en général, et de la psychanalyse en particulier. Que sont donc les sciences cognitives, et comment les cognitivistes peuvent-ils être si méchants ?

Tout d’abord, les sciences cognitives, comme toutes les sciences, n’ont aucune affiliation politique et ne sont au service d’aucun pouvoir. Leur seul objectif est la compréhension des mécanismes de l’esprit humain. Le postulat principal des sciences cognitives est que l’esprit humain est un système de traitement de l’information. Nous recevons en permanence des informations à travers nos cinq sens, et, symétriquement, nous produisons de l’information sous forme de pensées, de langage, d’émotions, et d’actions. Entre l’information perçue et l’information produite, notre esprit, matérialisé par notre cerveau, effectue des opérations complexes. Ce postulat s’est révélé extraordinairement fécond, et est d’ailleurs compatible avec la psychanalyse, qui, à sa propre manière, cherche à comprendre comment les expériences passées (des informations perçues) influencent le ressenti et les comportements de l’individu (des informations produites). Les données et les théories issues des sciences cognitives sont bien sûr encore loin d’expliquer la complexité de l’esprit humain, néanmoins elles ont peu en commun avec la caricature qu’en fait Miller. Si les connaissances apportées par les sciences cognitives peuvent bien sûr suggérer des applications dans le domaine de l’éducation et de la santé mentale, en aucun cas il n’y a une volonté de contrôler l’homme ou la société.

Deuxièmement, le cognitivisme ne constitue pas une école de pensée sur les psychothérapies. Si certaines psychothérapies sont dénommées « thérapies cognitives », c’est sans doute parce que leurs fondateurs ont trouvé une certaine inspiration dans les premiers développements des sciences cognitives. Mais cela ne saurait suffire pour légitimer ces thérapies. La seule chose qui puisse légitimer une thérapie, c’est la démonstration de son efficacité. Cette question n’est pas propre au cognitivisme : elle intéresse tous les citoyens qui, devant la prolifération des thérapies, souhaitent avoir des éléments objectifs pour en choisir une susceptible de les aider. Dans ce domaine, on ne peut s’en remettre aux simples mécanismes de marché, comme le suggère Miller. En effet, tous les charlatans revendiquent une clientèle, et cela ne prouve en rien l’efficacité de leurs pratiques. Ce que les citoyens ont besoin de savoir, c’est si la clientèle de chaque type de thérapies voit son sort s’améliorer plus que sans thérapie ou qu’avec un traitement placebo. Cela, on ne peut le savoir qu’en évaluant systématiquement les différentes formes de thérapie, ce qui est parfaitement possible, contrairement à ce qui est souvent affirmé. Refuser toute forme d’évaluation, c’est laisser les citoyens être la proie de charlatans, ou de thérapeutes de bonne foi mais inefficaces.

Troisièmement, il est faux que les cognitivistes veuillent la peau de la psychanalyse. Les sciences cognitives poursuivent avec succès leur programme d’exploration scientifique de l’esprit humain, mais ne réclament aucune exclusivité. Toutes les approches sont bienvenues pour participer à cet effort pluridisciplinaire. Que chaque approche soit jugée sur ses résultats, c’est-à-dire sur sa capacité à expliquer l’être humain, et à proposer des solutions efficaces à ses problèmes. En particulier, la rigueur scientifique la plus élémentaire impose de ne pas se contenter d’asséner des hypothèses comme des vérités établies, mais au contraire de les confronter aux données recueillies par l’observation systématique et l’expérimentation. Il n’y a là rien qui soit intrinsèquement incompatible avec la psychanalyse, dont beaucoup d’hypothèses pourraient être scientifiquement testées. Mais ceux qui refusent toute confrontation de leurs théories avec les données, et donc toute démarche scientifique, s’excluent eux-mêmes du terrain de jeu. L’évaluation et la réévaluation permanente des travaux de recherche sont donc au cœur même de la science. L’évaluation des chercheurs et des laboratoires universitaires relève, elle, d’une logique différente, à savoir le souci légitime de vérifier la bonne utilisation de l’argent public. Bien entendu, il paraît raisonnable qu’il y ait un lien entre les deux. L’essentiel est que cette évaluation soit rationnelle et juste. L’AERES, si elle dotée de moyens suffisants, devrait être capable de le garantir.

Jacques-Alain Miller, Elisabeth Roudinesco, et la fraction de la psychanalyse qu’ils représentent [3], exigent le privilège exorbitant d’être exonérés de toute forme d’évaluation. Il est pour le moins curieux d’ériger le refus de l’évaluation en valeur suprême. Si des chercheurs, enseignants, ou médecins tenaient un tel discours, ils seraient légitimement suspectés de vouloir dissimuler la médiocrité de leurs activités. En prêtant le flan à un tel soupçon, Miller et Roudinesco sapent la crédibilité revendiquée par la psychanalyse.

Franck Ramus, Chargé de recherche au CNRS, Département d’Etudes Cognitives, Ecole Normale Supérieure

Texte paru dans Le Journal des Psychologues n°258, Juin 2008.
Republié dans Science et pseudo-sciences 284, Janvier 2009.


[1] Libération, Le Monde, 19/01/2008.

[2] Paris, 9-10/02/2008.

[3] Pour avoir une idée de leur représentativité, on peut lire l'article du psychanalyste Alain Amselek: Amselek, A. (2008). Pour la fin des positions monistes et totalitaristes ! Amselek