Le débat sur les méthodes d'enseignement de la lecture

Novembre 2011: Réponse à M. Frédéric Prat, site Lire et écrire

M. Frédéric Prat m'a adressé un email privé, que je ne reproduis donc pas ici. Cet email m'interpellait sur le soutien que je semblais apporter aux méthodes analytiques de lecture, et sur quelques autres points. Je colle ci-dessous les réponses que je lui ai données, qui clarifient mes propos déjà publiés et peuvent intéresser d'autres personnes.

Sur les méthodes analytiques, accusées de se baser sur la mémorisation de mots écrits entiers

Les méthodes dites analytiques n'impliquent pas de mémoriser des mots écrits entiers. Elles impliquent de les regarder, d'analyser visuellement les séquences de lettres, de les manipuler (avec un support matériel), pour les découper en syllabes et en graphèmes. Et de mettre en correspondance ces unités écrites avec les unités orales correspondantes. Aucune mémorisation globale du mot n'est nécessaire ni indiquée pour ce type d'exercices. C'est juste une manière d'introduire les graphèmes.
Ce que nous avons dit (tiré des études expérimentales), c'est que cette manière d'attirer l'attention des enfants vers les syllabes écrites et les graphèmes ne semblait pas plus mauvaise que de les exposer en premier aux unités les plus petites (méthodes synthétiques). Le but commun des deux approches et des mixtes étant de toute façon d'enseigner les relations graphèmes-phonèmes. Nous n'avons jamais recommandé de leur faire mémoriser les mots écrits tels quels.

Bien que mes collègues et moi n'ayons pas pris position explicitement là-dessus, je précise que je suis généralement contre le fait de pousser les enfants à deviner des mots de manière globale, à ceci près:

  • l'exposition globale aux mots (prénoms, jours de la semaine, etc.) à la maternelle me parait relativement bénigne. Elle est censée contribuer à l'objectif général de familiariser les enfants avec l'écrit sans pour autant leur enseigner la lecture, ce qui est certainement important (surtout pour ceux qui n'ont pas droit à cette familiarisation chez eux). En tous cas, à moins de voir des preuves de l'effet négatif de cette étape, je ne vois pas de raison a priori de la condamner.
  • en début de l'apprentissage de la lecture, beaucoup de mes collègues s'accordent pour dire qu'il est utile pour l'enfant d'apprendre à reconnaître de manière globale un petit nombre de mots à la fois très fréquents et irréguliers (et qui ne bénéficient donc pas du déchiffrage), pour la plupart des mots de fonction. Cela lui permet d'accéder plus tôt à la lecture de phrases qui ont un sens et un intérêt pour l'enfant, sans que cela remette en cause l'approche générale de l'enseignement du déchiffrage. Là encore, jusqu'à preuve du contraire, je ne vois pas de bonne raison de remettre en cause cette exception.

Sur les liens présumés des 26 signataires de la lettre au Monde de l'Education avec les éditeurs scolaires, mettant à mal leur objectivité

Cette allégation fleure bon la théorie du complot!

Personnellement je n'ai aucun lien avec quelque éditeur que ce soit, à quelque titre que ce soit. A ma connaissance, Pascale Colé et Jean-Emile Gombert ont collaboré à une méthode de lecture, Croco-livre, qui d'ailleurs n'est pas franchement globale... Mais cela ne fait pas d'eux des actionnaires ou des zélotes de Nathan, et encore moins des autres éditeurs. Je ne vois pas en quoi cela serait de nature à remettre leur objectivité en cause.

Pour le reste de votre message, il ressemble à s'y méprendre à d'autres revendications concernant l'efficacité de l'homéopathie, de la psychanalyse ou encore la réalité de phénomènes paranormaux. L'argument est toujours le même: "la science n'arrive pas à le démontrer, alors que notre expérience quotidienne le vérifie continuellement. Comme nous ne pouvons pas remettre en question notre expérience quotidienne, il faut remettre en cause autre chose: l'intégrité des scientifiques, les lobbys industriels, etc."

Mais c'est bien votre perception des faits qu'il faut remettre en cause.  Il existe toute une littérature scientifique sur les biais cognitifs qui font que les gens ne voient que des confirmations de leurs hypothèses, et sont aveugles aux données contradictoires. Vous pouvez lire par exemple cet article: http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article799 et bien d'autres sur le même site. Votre expérience directe de ce qui se passe dans les classes est nécessairement limitée, non représentative, et subjective, et  tout le reste de ce que vous savez provient de témoignages soigneusement sélectionnés par des gens qui ont les mêmes idées que vous, ou qui ont eu les mêmes expériences subjectives et non représentatives que vous. Les gens qui ont fait des observations différentes des vôtres, ou qui ont des idées différentes, ne prennent pas la peine de vous les communiquer. Votre vision des choses est donc nécessairement biaisée, ce qui n'est pas un reproche, c'est le lot de tous les observateurs. La seule manière d'aller au-delà de ces biais et de cette subjectivité, et d'approcher d'une vision globale des choses, plus représentative et objective, c'est justement de conduire les études scientifiques dont nous avons rapporté les résultats. Ces études peuvent sembler décevantes parce qu'elles ne donnent pas un résultat définitif, catégorique, tout noir ou tout blanc, mais elles révèlent que, comme toujours, les choses sont sans doute bien plus complexes que vous ne l'imaginez. Et elles ont des limites méthodologiques qui réduisent la portée des conclusions qu'on peut en tirer. Mais il faut bien avoir conscience que ce sont les seules données dont on peut tirer la moindre conclusion fiable, toutes les observations informelles ne permettent absolument de rien conclure.

La connaissance de la complexité des phénomènes et des limites des études expérimentales conduisent les scientifiques à faire preuve de modestie quant aux conclusions des études et aux applications qui peuvent en découler. N'est-il pas curieux que les gens qui se basent sur des observations beaucoup moins étendues, représentatives, objectives et fiables sont justement ceux qui affichent les certitudes les plus grandes? Est-ce qu'ils ne devraient pas prendre consciences des limites de leurs observations et de leurs connaissances, et revenir à un peu plus de modestie?

Sur les recommandations faibles, non conclusives et donc inutiles des scientifiques

Je suis convaincu que la recherche scientifique peut répondre à toutes les questions que nous nous posons. Et que, notamment, si comme vous le croyez, les méthodes synthétiques sont supérieures aux méthodes analytiques (qui ont cours en France), on peut tout à fait le savoir, à condition de mener des études à grande échelle, en France, avec des méthodologies correctes, et de répliquer plusieurs fois ces études afin d'atteindre un bon degré de certitude. Et je déplore comme vous que de telles recherches n'aient pas été menées, et soit à peine envisagées (quoique apparemment, le ministère du budget y pense...). J'ai même écrit une recommandation à l'ANR pour encourager le financement de telles recherches, vous pouvez lire le texte ici: http://pirstec.risc.cnrs.fr/contribs/afficher/29

Après, le jour où, en tant qu'expert, on est amené à conseiller la société sur un point particulier, le mieux que l'on puisse faire est de se baser sur les données scientifiques solides disponibles ce jour-là, et de dire clairement quelles en sont les incertitudes et quelles sont les limites de la connaissance. A partir de là, c'est aux politiques de prendre la responsabilité de gérer au mieux les incertitudes. Les observations informelles disponibles le jour J, qui peut-être aboutiront aux résultats démontrés le jour J+1, mais peut-être sont des leurres (et personne ne peut se targuer de le savoir avant les études scientifiques appropriées), ne peuvent évidemment pas être pris en compte pour l'état des lieux effectué et la recommandation émise le jour J. J'espère qu'avec ces éclaircissements vous comprenez mieux ma position et celle de mes collègues.